Profitez-en, après celui là c'est fini

La machine Esper

janvier 4th, 2010 Posted in Images, Interactivité au cinéma

Dans son article Les androïdes rêvent-ils de photos de famille ?, André Gunthert évoque le rapport à la photographie qui lie deux films inspirés par l’univers de Philip K. Dick, Blade Runner (1982) et Minority Report (2002). Il y rappelle que dans ces deux films d’anticipation, on n’imagine pas que la destination naturelle de la photographie ne soit pas le tirage sur support papier1.

Photogrammes issus de "Ghost in the Shell" (1995), de Mamoru Oshi. Comme dans "Blade Runner" (1982), le tirage photographique sert à fabriquer la biographie artificielle d'un personnage mais ici la question prend un tour encore plus troublant : le cerveau de l'homme en question a été "piraté", il voit un cliché représentant sa fille (imaginaire) là où tous les autres ne voient qu'une photographie de lui-même.

Ceux qui se sont essayés à déterminer la différence de nature qui est censée séparer la photographie argentique de la photographie numérique ont souvent eu le tort de trop se concentrer sur la question de la technologie d’enregistrement des images et pas assez sur les modalités de leur exploitation. En effet, c’est sans doute avant tout le destin numérique des images (y compris d’origine argentique) qui peut être considérée comme ayant des implications inédites : transmission sur le réseau, stockage virtuel, traitement ou analyse mécanique,  etc.2.
Ce qui est vraiment neuf, en l’occurence, c’est l’échelle que prennent les phénomènes liés à l’usage qui est fait des images sur support numérique. En 2010, je peux en quelques secondes donner à voir un cliché que je viens de faire à des dizaines, des milliers ou des millions de personnes ; par une simple erreur de manipulation (la célèbre facilité de tout ce que l’on peut faire « en un clic »), je peux aussi perdre à jamais des dizaines de milliers de mes propres photographies ; inversement, je peux dupliquer les mêmes fichiers numériques à des milliers d’exemplaires et espérer ainsi les pérenniser à une échelle inouïe ; un passant mécontent d’avoir été pris en photo dans la rue peut (ça m’est arrivé) réclamer au photographe de supprimer le cliché, d’une part parce qu’il sait que tout appareil numérique permet un tel effaçage et d’autre part parce qu’il craint précisément l’exploitation qui peut être faite de ce cliché, notamment sur le réseau.
La question de l’enregistrement des photographies numériques est cependant en train de connaître une mutation inédite, non pas du fait du codage numérique (opposé au procédé physique analogique de la fixation de la lumière sur le film argentique) mais du fait de l’intelligence des appareils numériques qui sont à présent capables de suivre un objet, d’interpréter une expression du visage, et sans doute bientôt de retoucher des détails (yeux rouges mais aussi un jour zones « interdites à la prise de vue ») de manière automatique.
Fin de la digression.

Les esquisses très détaillées de Syd Mead.

Je saisis le prétexte lointain de la publication de l’article mentionné plus haut pour parler de la machine Esper, un dispositif qui a fortement marqué les esprits, issu du film Blade Runner (1982).
Je parle bien de Blade Runner et non de Do androïds dream of electric sheeps?, le roman de Philip K. Dick qui l’a inspiré, car l’engin dont il est question a été inventé pour le film de Ridley Scott et n’existe pas dans le roman3. La conception de la machine Esper est due à Syd Mead, auteur de bien d’autres accessoires et décors du film et qui a expliqué avoir travaillé non en décorateur mais bien en exerçant son métier de designer, c’est à dire en réfléchissant aux fonctions et aux usages des bâtiments, des véhicules et de tous les objets qu’il a imaginés pour la ville de Los Angeles telle qu’il a spéculé qu’elle deviendrait en 2019.
Dans une interview pour BoingBoing tv en juillet 2008, il explique : «.I wasn’t in the movie business and I didn’t particularly care, I was just doing a design job.». Le « just » n’est pas l’expression d’une fausse-modestie, Syd Mead dit seulement qu’il a travaillé ici exactement comme il avait travaillé pour Ford quelques années plus tôt. Cette approche est loin d’être évidente dans le monde du cinéma où les objets méritent bien leurs noms d’accessoires ou de décors (il y a d’autres exemples cependant, comme Star Wars, où les plus infimes éléments de décor sont pensés en fonction de l’usage qu’ils auraient si l’univers décrit existait effectivement, et pas uniquement en fonction de leur utilité à l’écran), et elle est à mon avis à l’origine du succès de l’univers visuel qui a été développé ici.

Parmi les photographies qui appartiennent à un "réplicant", Deckard en analyse une à l'aide de la "machine Esper". Par agrandissements successifs, il parvient à voir le tatouage qui se trouve sur le visage d'une femme qui est reflété par un miroir convexe.

La machine Esper est un ordinateur spécialisé dans l’analyse criminologiste et capable de congeler et de stocker des pièces à conviction. On ne connaît pas toutes ses fonctions, mais on sait en revanche qu’il en existe des modèles portables assez rudimentaires et d’autres plus sophistiqués comme celui que Deckard (le héros du film) utilise dans son appartement. On ignore si le mot Esper est un acronyme ou s’il fait référence à au nom commun « esper », utilisé par certains auteurs de science-fiction pour décrire une personne dotée de capacités paranormales (télépathie, télékinésie,…)
En soi la machine — que l’on ne voit d’ailleurs pas très bien — n’a finalement que peu d’intérêt : c’est un scanner couplé à une imprimante et à un système d’affichage, pilotable par la voix. Pour pouvoir décider de la partie de l’image qu’il veut agrandir, l’opérateur utilise une grille normée qui permet d’en repérer les zones, un peu comme une grille du jeu de bataille navale. Cette interface impose à son opérateur un certain niveau d’expertise : Deckard donne des instructions spatiales d’une certaine précision et le spectateur sait qu’il a été forcé d’acquérir une forme de savoir-faire.
Il faut dire qu’en 1982, la micro-informatique en était à ses balbutiements et les interfaces graphiques avec souris et écran, qui existaient à l’état de prototype depuis une dizaine d’années, n’avaient toujours pas été commercialisées — l’ordinateur Apple Lisa date de 1983.

Le célèbre portrait des époux Arnolfini (1434) par Jan van Eyck. Le miroir convexe permet d'intégrer à la composition un autoportrait de l'artiste.

Curieusement, les scènes d’analyse d’image que l’on trouve dans les films ou les feuilletons télévisés actuels ont conservé un point commun avec cette séquence : la parole. Cela peut s’expliquer pour des raisons purement cinématographiques, puisque la manipulation silencieuse d’un logiciel informatique est sans doute assez peu filmogénique. Dans Blade Runner, Deckard parle à la machine. Aujourd’hui, l’enquêteur parle non à la machine mais à son opérateur (qui est fréquemment une opératrice) : « augmentez la netteté sur la zone de la plaque minéralogique du véhicule des terroristes » — « bien chef ! ».

Beaucoup de spectateurs de Blade Runner ont vu la séquence de la machine Esper comme une opération impossible : avec cet outil, Deckard semble capable de déplacer son angle de vision en trois dimensions à l’intérieur d’une image qui n’a que deux dimensions. La successions des images est un peu ambiguë sur ce point mais l’intention du réalisateur n’était pas de montrer une opération impossible. En effet, Deckard profite surtout d’un miroir convexe (« miroir de sorcière ») apte à révéler des détails situés hors des limites de la prise de vue. La référence au portrait des époux Arnolfini, par Jan van Eyck, semble évidente. On peut aussi penser au film Blow-up (1966) de Michelangelo Antonioni, où des détails invisibles pour le photographe au moment de la prise de vue apparaissent à l’agrandissement.

Thomas, le personnage principal du film "Blow Up", découvre par le tirage d'une de ses photographies qu'il a été témoin d'un meurtre. C'est la direction du regard de la femme photographiée qui lui indique la zone qu'il doit agrandir.

En 1997, Serge Bilous, Fabien Lagny et Bruno Piacenza ont sorti un cd-rom baptisé 18:39, édité par Flammarion dans sa collection baptisée « art et essai » (éphémère collection puisqu’elle n’a, je pense, accueilli aucune autre production que celle-ci). Le titre est un clin d’œil à la date officielle de la naissance de la photographie (1839) et le cd-rom tout entier fonctionne comme la machine Esper. Au départ, une photographie en noir et blanc occupe tout l’écran. Un quadrillage vert vif permet à l’utilisateur de sélectionner les détails qu’il veut approfondir. Parfois, les zooms sont impossibles (l’angle de vue de l’appareil n’est plus conforme à celui du cliché d’origine). Enfin, les détails sont analysés : poster au mur, objet sur une table, pupille de l’œil ou empreintes digitales d’un protagoniste, etc.
Le spectateur-utilisateur du cd-rom explore à l’infini une simple image.

Quatre écrans issus du cd-rom "18:39"

La référence à Blade Runner est assumée et soutenue par de nombreux clins d’œil tels que les mouvements d’image et les mouvements du quadrillage lors des agrandissements.
On pense aussi au voyage dans toutes les dimensions (spatiales, temporelles, imaginaires) d’un immeuble parisien qu’effectue le lecteur de La Vie mode d’emploi (1978), par Georges Pérec, dont le niveau de détail semble infini.

"Slippery Traces: The postcard trail" (1995), par George Legrady

On trouve aussi une référence explicite (interface, choix sonores) à la machine Esper de Blade Runner dans Slippery Traces: The postcard trail (1995), œuvre interactive de George Legrady qui a aussi connu une édition au format cd-rom et où l’utilisateur navigue par association d’idées parmi des centaines de cartes postales de nature apparemment hétérogène mais reliées entre elles par la biographie de l’artiste qui les a sélectionnées, par des éléments visuels et par la navigation de celui qui consulte l’œuvre. Les choix effectués par l’utilisateur sont ensuite conservés par le programme et conditionnent les navigations futures, un peu comme notre mémoire se reconfigure — au niveau neurologique — chaque fois que nous y accédons.

(je remercie au passage Fabien Lagny qui m’a fait parvenir des écrans issus de 18:39, qui comme bien des productions issues de la glorieuse époque du cd-rom multimédia interactif ne sont malheureusement plus lisibles sur les systèmes actuels ; je remercie aussi Jean-Louis B. qui m’a rappelé l’existence de Slippery Traces — cdrom que je n’ai pas vu depuis la biennale Artifices 4 — et m’a appris que j’orthographiais Peirce incorrectement).

  1. Je cite André Gunthert : « En matière photographique, le présent est allé plus vite que l’avenir. Ce que nous disent Blade Runner ou Minority Report, c’est qu’en 1982 comme en 2002, nul n’imaginait que la photographie, support privilégié de la mémoire privée, puisse un jour connaître une autre matérialité que celle du tirage » []
  2. Lire : Bonjour Monsieur Peirce, par J.L. Boissier, sur le blog Arts des nouveaux médias, où sont évoqués quelques éléments du débat. []
  3. Inversement, la boite à empathie de Wilbur Mercer, qui tient une certaine place dans le roman, disparait du film []
  1. 7 Responses to “La machine Esper”

  2. By vincent giard on Jan 4, 2010

    Ce petit montage semble tout-à-fait à propos: http://www.youtube.com/watch?v=Vxq9yj2pVWk

  3. By Jean-no on Jan 4, 2010

    @Vincent : excellent, oui, dommage qu’il y ait une musique si forte en fond, ça couvre un peu les dialogues.

  4. By serafini on Jan 4, 2010

    « il y a d’autres exemples cependant, comme Star Wars, où les plus infimes éléments de décor sont pensés en fonction de l’usage qu’ils auraient si l’univers décrit existait effectivement, et pas uniquement en fonction de leur utilité à l’écran »

    Etrange cette référence a starwars dont l’univers est plutôt connu pour ses aberrations de design, conçues uniquement pour faire fonctionner l’intrigue. Ce billet s’amuse par exemple à en recenser certains (la tranchée de l’étoile de la mort, les organes vitaux exposés de Grievous, etc) :

    http://blogs.amctv.com/scifi-scanner/2009/08/bad-designs-in-star-wars.php

  5. By Jean-no on Jan 4, 2010

    Il y a des aberrations dans Star Wars, sans aucun doute, mais chaque élément (les véhicules spatiaux tout particulièrement) est soutenu par une documentation détaillée que ne réclamait pas forcément le scénario. J’avais dix ans quand Star Wars est sorti et pour moi il y a vraiment la SF d’avant et la SF d’après, notamment sur ce sujet. L’incohérence esthétique relative de Star Wars participe peut-être même à l’impression qu’on ne nous montre pas tout. Dans d’autres space operas, il y a souvent trop de cohérence visuelle, l’impression que les gens s’habillent pareil d’un bout à l’autre de la galaxie…

  6. By Gunthert on Jan 5, 2010

    Merci pour cette archive, et le rappel précieux de 18:39.

    A propos de la machine Esper, ce qui m’a toujours frappé et continue de me poser question, ce sont les sons. Ce bruitage excessivement mécanique, que rien dans les principes mobilisés ne peut expliquer, mais seulement la filmogénie, est aussi ce qui a fait vieillir le plus vite cette proposition autrefois fascinante.

  7. By Tietie007 on Nov 12, 2012

    Alors que les italiens en étaient encore à peindre des thèmes bibliques, Van Eych narre la montée en puissance de la bourgeoisie marchande et la future sécularisation du monde …Fascinant !

  1. 1 Trackback(s)

  2. Jan 5, 2010: Cactus Acide » » L’observatoire du neuromancien 01/04/2010

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